La Peste

La Peste Citations et Analyse

Ils ne sont jamais à l’échelle des fléaux. Et les remèdes qu'ils imaginent sont à peine à la hauteur d’un rhume de cerveau. Si nous les laissons faire, ils périront, et nous avec eux.

Tarrou, p.118

L’administration d'Oran est décrite comme entièrement incapable de faire face à une crise telle que l’épidémie de peste. Les autorités se disputent sur le nom à donner à la maladie et se soucient davantage de ne pas alarmer la population que de l'informer pleinement. Les mesures prises ne répondent pas à l'ampleur du problème. Comme souligné par Tarrou, l’administration est fondamentalement incapable de modifier ses pratiques rigides et formelles pour combattre une menace aussi subtile et insidieuse qu'une épidémie. L’approche excessivement prudente et sans imagination des autorités les conduit à mettre en place des réglementations inadaptées, à créer des camps d'isolement qui traitent leurs habitants comme des prisonniers et à publier des communiqués qui n'apportent aucune véritable information.

Et par là, échoués à mi-distance de ces abîmes et de ces sommets, ils flottaient plutôt qu’ils ne vivaient, abandonnés à des jours sans direction et à des souvenirs stériles, ombres errantes qui n’auraient pu prendre force qu’en acceptant de s’enraciner dans la terre de leur douleur.

Narrateur, p.72

Dans ce passage magnifique et envoûtant, Camus exprime clairement ce que l'on peut ressentir face à la peste. Les gens atteignent des “sommets” lorsqu'ils se convainquent que tout va bien, que la peste sera bientôt terminée et que la vie vaut encore la peine d'être vécue. Mais ils tombent aussi dans des “abîmes” lorsqu'ils ressentent le poids de leur douleur, de leur égarement et de leur confusion. Puisque leur vie a été mise en veille – plus de rêves, plus de plans, plus de garantie d'avenir – ils se retrouvent à la dérive. Leurs journées sont sans but parce que plus rien n'a de sens ; leur mémoire “ne sert à rien”. Ils sont réduits à être des “ombres” coincées dans leur “souffrance”. De tels passages illustrent la pensée existentialiste de Camus: les gens sont enfermés dans une vie dépourvue de Dieu et de signification et se retrouvent uniquement face à leurs propres choix.

... ils se résignaient à adopter la langue des marchés et à parler, eux aussi, sur le mode conventionnel, celui de la simple relation et du fait divers, de la chronique quotidienne en quelque sorte. Là encore, les douleurs les plus vraies prirent l’habitude de se traduire dans les formules banales de la conversation. C’est à ce prix seulement que les prisonniers de la peste pouvaient obtenir la compassion de leur concierge ou l'intérêt de leurs auditeurs.

Narrateur, p. 75

L'un des thèmes du roman est que le langage est insuffisant pour transmettre la réalité de la peste. Cette citation explique comment les gens doivent utiliser des phrases et des expressions banales et quotidiennes pour exprimer leurs émotions les plus profondes. Ces phrases sont tout ce que chacun a. Une sorte de compréhension implicite de cette manière d’aborder la réalité naît parmi les habitants d’Oran, car c'est le seul moyen pour eux de gérer ce qui arrive.

Malgré lui, il prêtait l’oreille aux rumeurs mystérieuses de la peste.

Narrateur, p. 98

Rieux n'est pas un homme fantaisiste, mais à plusieurs reprises, il s'imagine entendre le bruit de la peste qui murmure dans les rues. Cette personnification de la maladie ne change pas l’attitude de Rieux face à l’épidémie. Il continue d’aborder la peste scientifiquement, mais il la conçoit également en termes de langage – c'est un ennemi insidieux et implacable, qui bouge, parle, chasse, traque et tue.

À partir de ce moment, en effet, on vit toujours la misère se montrer plus forte que la peur, d’autant que le travail était payé en proportion des risques.

Narrateur, p. 163

Résonnant avec l’expérience de ceux qui ont vécu la pandémie de COVID-19, cette citation fait référence au dilemme auquel de nombreuses personnes sont confrontées : renoncer à travailler pour éviter d'attraper la maladie mais prendre le risque de voir ses économies s'amenuiser au point de ne plus pouvoir assurer la subsistance de sa famille. Pour les personnes en situation de pauvreté, il vaut mieux travailler que mourir de faim. Ce sont donc ces personnes qui acceptent les emplois les plus dangereux. Le travail, dit le narrateur, est très bien payé, mais il a aussi un coût potentiellement élevé.

C’est que rien n’est moins spectaculaire qu’un fléau, et par leur durée même, les grands malheurs sont monotones. Dans le souvenir de ceux qui les ont vécues, les journées terribles de la peste n’apparaissent pas comme de grandes flammes interminables et cruelles, mais plutôt comme un interminable piétinement qui écrasait tout sur son passage.

Narrateur, p. 166

Rieux reconnaît son désir que ce récit connaisse un moment spectaculaire, sensationnel. De telles périodes devraient avoir des héros et être marquées par des sacrifices épiques qui mettent fin définitivement à la crise. La peste est un monstre, certes, mais un monstre infatigable. La seule façon de le vaincre est de le laisser s'épuiser. C'est un combat lent, laborieux, ennuyeux et peu inspirant.

Il juge à leur vrai prix les contradictions des habitants d’Oran qui, dans le même temps où ils ressentent profondément le besoin de chaleur qui les rapproche, ne peuvent s’y abandonner cependant à cause de la méfiance qui les éloigne les uns des autres. On sait trop bien qu’on ne peut pas avoir confiance en son voisin, qu’il est capable de vous donner la peste à votre insu et de profiter de votre abandon pour vous infecter.

Tarrou, p. 181

Pour quiconque ayant vécu la pandémie de COVID-19, cette citation sonnera douloureusement juste. Tout comme nous évitions les autres par la distanciation sociale, les citadins de Camus se contorsionnent maladroitement pour se tenir à l'écart les uns des autres dans la rue, les cafés et les magasins. Ils se regardent avec une profonde méfiance, se détournent de leurs anciens amis et associés et se demandent si cela vaut la peine de prendre le risque de tomber malade juste pour rassasier ce désir profond de contact humain. La peste déchire le tissu social de manière profonde et incommensurable

Alors que la peste, par l’impartialité efficace qu’elle apportait dans son ministère, aurait dû renforcer l’égalité chez nos concitoyens, par le jeu normal des égoïsmes, au contraire, elle rendait plus aigu dans le cœur des hommes le sentiment de l’injustice.

Narrateur, p. 214

D'une part, la peste ne se soucie pas des différences de classe. Les riches peuvent tomber malades et mourir tout aussi facilement que les pauvres. La peste s'infiltre dans toutes les parties de la ville, frappant les médecins, les magistrats et les hommes d'affaires aussi facilement que les ouvriers et les vagabonds. D’autre part, ceux qui ont de l'argent maintiennent plus facilement un niveau de vie élevé et accèdent aux traitements avec moins de difficultés que les pauvres. Ils reçoivent de la nourriture alors même que les prix grimpent et que l'offre diminue. Ils résident dans des maisons spacieuses et peuvent limiter leurs interactions avec les autres. Ils n’ont pas à accepter un travail dangereux parce qu'ils n'ont pas d'argent. Cette citation montre comment de telles différences entre les classes sociales sont non seulement profondément choquantes, mais conduisent aussi les personnes pauvres à mourir en plus grand nombre.

Mais le pire, écrivait Tarrou, est qu’ils soient des oubliés et qu’ils le sachent. Ceux qui les connaissaient les ont oubliés parce qu’ils pensent à autre chose et c’est bien compréhensible. Quant à ceux qui les aiment, ils les ont oubliés aussi parce qu’ils doivent s’épuiser en démarches et en projets pour les faire sortir. À force de penser à cette sortie, ils ne pensent plus à ceux qu’il s’agit de faire sortir. Cela aussi est normal. Et à la fin de tout, on s’aperçoit que personne n’est capable de réellement penser à personne, fût-ce dans le pire des malheurs.

Narrateur, pp. 217-218

La visite de Tarrou et Rambert au camp est morne et déprimante. Les gens qui s'y trouvent sont apathiques et maussades et, comme Tarrou le souligne dans cette citation, rapidement oubliés par ceux qui se trouvent à l'extérieur. Les internés sont un rappel de la maladie, de la souffrance et de la mort. Lorsqu’ils sont enfermés, ceux qui sont à l'extérieur peuvent essayer d'oublier que de telles horreurs existent. Même leurs proches trouvent plus facile de ne pas penser à eux, préférant s'attarder sur ce qui les rassure plutôt que sur ce qui les plonge dans l'anxiété et le désespoir. Même si ceux qui sont à l'extérieur cherchent à faire sortir leur(s) proche(s) du camp, ce processus est plus facile à gérer que de penser à la personne enfermée. Cette situation est un autre exemple des divisions physiques et psychologiques engendrées par la peste.

(...) ils niaient enfin que nous ayons été ce peuple abasourdi dont tous les jours une partie, entassée dans la gueule d’un four, s’évaporait en fumées grasses, pendant que l’autre, chargée des chaînes de l’impuissance et de la peur, attendait son tour.

Narrateur, p. 269

Sans surprise, une fois que l’épidémie est déclarée terminée et que les portes de la ville sont ouvertes, le peuple veut revenir à la normale aussi vite que possible. Ce n'est pas nécessairement facile à faire – “il était plus facile de détruire que de reconstruire” (243) – mais il est important pour les habitants d’Oran de retrouver leur routine, leurs rêves, leurs amours, leurs emplois et activités qui ont été suspendus pendant le fléau. C'est une attitude très humaine, mais Camus suggère qu'elle n'est pas tout à fait la bonne. Une certaine mémoire collective devrait être encouragée, accompagnée d’une reconnaissance de ce qui est réellement important – la famille, la santé, l'amour – et qui devrait avoir la priorité sur l'argent et la recherche du plaisir. À la fin du roman, lorsque Rieux laisse entendre que la peste n'a jamais vraiment disparu et qu'elle ne demande qu'à revenir, on a le sentiment d'un cycle dans lequel les gens oublient et s'endorment face au danger, pour finalement être surpris au moment où ils s'y attendent le moins.