L’autrice s’interroge sur le fait que, fascinée par Sido, elle n’avait pas vraiment appris à connaitre son père. Ce sentiment lui semble aujourd’hui étrange. Elle se souvient qu’il lui fabriquait des objets, savait chanter et nager, mais qu’en apparence, il semblait ne pas beaucoup s’intéresser à ses enfants. Avec le recul, l’autrice évoque la timidité des pères dans leurs rapports avec leurs enfants. Il semblait gêné par les deux enfants nés du premier mariage de Sido (une fille et un garçon). Colette reconnait que c’est à elle qu’il a accordé le plus d’importance. Il lui demandait de donner son avis sur ses poèmes dont il lui faisait la lecture. Du haut de ses dix ans, Colette prenait ce rôle très au sérieux et n’hésitait pas à critiquer. Selon elle, la présence des enfants troublait le tête-à-tête amoureux que son père aurait voulu avoir avec Sido. Colette décrit son père comme un homme instruit. Elle garde l’image de lui, assis dans un grand fauteuil avec sa moustache, sa barbe et ses lunettes. Elle a hérité de lui ses mains et sa colère explosive. Tout comme lui, Colette n’aime pas embrasser les enfants. Si son père ne l’embrassait pas beaucoup, il aimait chahuter avec elle en la jetant en l’air. Elle se souvient de sa force musculaire et de sa frugalité alimentaire. Son père était mince.
Quand Sido n’était pas contente de son époux, elle l’appelait l’homme au couteau, car, méprisant les armes à feu, il cachait dans sa poche un poignard. Personne n’accordait vraiment d’importance aux fausses colères de son père. Une fois pourtant, Colette se souvient d’un incident qui avait provoqué une véritable fureur chez son père. Sa demi-sœur, malheureuse en mariage, avait voulu mettre fin à ses jours, ce qui avait beaucoup fait souffrir Sido. Le père de l’autrice avait alors proféré des menaces ouvertes à l’encontre de son gendre sur un ton et d’une voix qui avait enchanté la petite fille.
Sido s’étonnait de l’incorrigible gaieté de son époux, car il chantait beaucoup, sans comprendre qu’en réalité cela cachait sa tristesse et ses ennuis financiers. L’autrice explique qu’elle-même siffle lorsqu’elle est triste. Elle évoque le passé militaire de son père, capitaine Colette, blessé gravement en 1859 à la cuisse alors qu’il n’avait que vingt-neuf ans, et qui lui vaudra d’être amputé. Son père n’avait jamais évoqué ce tragique épisode de sa vie avec sa famille. Vingt ans après la mort de son père, Colette prendra connaissance de lettres qu’il avait écrites à ses compagnons d’armes et dans lesquelles il se livre sur la maladie de sa fille. L’autrice regrette de ne pas avoir essayé de mieux connaitre son père quand il était encore en vie.
Contrairement à Sido, qui se nourrissait de la nature et de la vie à la campagne, le capitaine était un citadin dans l’âme. Sociable, le père de Colette passait beaucoup de son temps en réunions politiques. Sido et sa fille trouvaient cela injuste de sa part de ne pas être aussi à l’aise qu’elles dans la vie rurale. Pour plaire à la famille, le capitaine organisait des « parties de campagne » le dimanche. Il y arborait une humeur joviale différente de son humeur joviale habituelle. Il pêchait, lisait, dormait tandis que les enfants s’ennuyaient de ce calme et de cette nature qui l’exaltaient. Sido semblait apprécier ce moment et racontait des récits délicieux à sa fille comme celle du loup gris et affamé qui avait suivi la calèche durant cinq heures sous le soleil, rendant nerveuse la jument qui tirait l’équipage. Lorsque Sido évoquait son premier mari, le capitaine la regardait. Lorsque le soir tombait, Sido ramassait les restes du pique-nique, ses cueillettes et ses trouvailles. Les garçons avaient l’habitude de rentrer à pied en coupant à travers sablières et ronces. Sido, le capitaine et Colette rentraient en calèche avec le chien qui n’obéissait jamais au père. L’autrice raconte qu’elle n’a jamais vu chez son père la moindre curiosité pour les animaux. Lorsque l’attelage arrivait près du village, le capitaine se mettait à fredonner, donnant l’air d’être heureux. Colette évoque l’amertume qui devait habiter son père, l’amertume des amputés. Sido avait toujours connu son époux mutilé et ignorait l’homme qu’il avait pu être avant. Colette évoque le jour où son père est revenu d’un voyage à Paris à l’occasion duquel il avait été nommé au grade d’officier de la Légion d’honneur. L’autrice le revoit cachant son émotion pourtant évidente et portant fièrement la rosette à sa boutonnière en circulant dans le village.
Le capitaine aimait raconter de petites histoires grivoises. Sido se laissait distraire et se mettait à fredonner les paroles légères des chansons de soldats. Son époux la dardait alors de son regard mystérieux que Colette réussissait parfois à imiter. L’autrice évoque la pudeur de leur amour. Seul son père se laissait à exprimer son affection en exigeant d’elle un baiser en guise de rançon. Sido s’exécutait furtivement et était irritée lorsque les enfants surprenaient ce petit manège. Un été, l’autrice surprend son père penché sur la main de sa mère pour y déposer un baiser fougueux. Sido est gênée et Colette aussi.
Le capitaine craignait beaucoup que Sido ne meure avant lui. Cette dernière disait qu’il ne lui fallait pas mourir en premier, car alors il se serait retrouvé seul, qu’elle avait les enfants et pas lui. Lorsqu’elle était malade, il lui demandait à quelle heure et quel jour elle serait guérie et la menaçait de mourir à son tour si elle ne guérissait pas. Agacée, Sido l’envoyait faire une course afin de pouvoir rester seule. Il s’exécutait en lui chantant son amour. Sido surmonta l’ablation d’un sein, puis de l’autre. L’autrice raconte la fois où sa mère, une arête de poisson coincée dans la gorge, s’était mise à tousser violemment. Son père s’était alors emporté vivement et avait intimé Sido de cesser. Cette dernière, qui avait deviné la peur qui habitait son époux de la voir mourir, l’avait apaisé d’un « voltigeant regard ». L’autrice comprend, dans cet échange de regards, la passion qui liait ses parents.
L’autrice raconte comment, dix ans avant l’écriture du récit, elle avait consulté une voyante qui lui avait dépeint les portraits des esprits présents dans la pièce. Grâce à ses détails connus de l’autrice seule, elle avait identifié ses proches. La voyante lui avait alors révélé qu’elle était, aux yeux de son père, tout ce qu’il avait voulu être et qu’il n’avait pas été. Après la mort de son père, Colette découvre que ce dernier se rêvait écrivain, mais s’était résigné à ne jamais l’être.
Analyse
La deuxième partie du récit concerne le père de Colette, second époux de Sido, surnommé le capitaine en raison de sa carrière militaire. Le chapitre s’ouvre sur une réflexion que l’autrice se fait à elle-même sur son père, sans le citer. Elle constate, avec le recul, qu’elle ne l’a jamais vraiment bien connu et impute cela à la relation particulière qu’elle avait avec sa mère ; relation qui la captivait. Jules-Joseph Colette est décrit comme un homme au caractère autoritaire et réservé, voire distant. Il incarne l’autorité paternelle et sa personnalité semble totalement opposée à celle de Sido, amenant une sorte d’équilibre au sein de la famille. Sido aime foncièrement la vie rurale tandis que lui aime la vie citadine, considérant la nature comme un joli décor et non comme une source d’énergie vitale.
L’autrice le dépeint comme un homme énigmatique qui lui semblait parfois difficile à comprendre et réalise que, caché derrière la discipline militaire, son père était en réalité d’un homme complexe. Blessé lors d’une bataille en Italie, le capitaine, amputé d’une jambe, était marqué par une profonde mélancolie, une tristesse qu’il dissimulait en chantant. L’autrice prend d’ailleurs conscience qu’elle a hérité de son père cette propension à masquer sa tristesse en sifflant. Il apparait alors comme une personne sensible qui savait composer chants et poésies. Elle relate les moments de complicité entre eux comme d’une chose précieuse dont il faut rendre soin tant leur relation était empreinte d’une profonde pudeur. Elle se souvient des gestes d’affection de son père et de toute la fierté qu’il ressentait lorsqu’elle critiquait sans concession les écrits qu’il lui soumettait. Il lui semble que dans ces moments rares et éphémères s’exprimaient alors toute l’admiration et la tendresse qu’ils vouaient l’un à l’autre. En vieillissant, Colette réalise qu'elle partage des gtraits communs avec son père comme son tempérament sanguin, sa pudeur à exprimer ses émotions, la forme de ses mains, etc.
Le capitaine apparait également comme écrasé par son amour inconditionnel pour son épouse, refusant l’idée même qu’elle puisse être malade ou morte. Selon l’autrice, cet incommensurable amour explique les difficultés de communication et de démonstration d’affection de son père envers les enfants nés du premier mariage de Sido. Elle pense que son père ressentait les enfants comme des obstacles dans cet amour pour son épouse. Sido était tout pour lui et il le lui faisait comprendre à demi-mot en chantant pour la distraire ou en montrant quelques traits de jalousie. Distant avec les enfants, il ne l’est pas avec Sido à qui il n’hésite pas à réclamer un baiser ou dont il embrasse la main avec dévotion.
Après sa mort, Colette découvre dans la bibliothèque de son père une collection de cahiers soigneusement reliés, mais aux pages vierges. Ces cahiers vides témoignent de l’ambition littéraire qu’avait son père, mais qu’il n’a pas poursuivie. L’autrice ressent cette découverte comme une sorte d’appel à l’écriture. Dans ce chapitre, Colette rend un vibrant hommage dans lequel on ressent toute sa tendresse et son admiration pour son père.