Le Manifeste du parti communiste

Le Manifeste du parti communiste Résumé et Analyse

Chapitre 3 : Littérature socialiste et communiste

Dans cette section, Marx explore l’évolution du socialisme européen jusqu’à lui. Comme on pouvait s’y attendre, il reproche à tous les mouvements précédents leurs insuffisances aux niveaux théorique et pratique. Il propose sa propre solution communiste et la présente comme la meilleure approche parce qu'elle considère l’exploitation de la classe ouvrière comme un problème concernant toutes les classes.

I. Le socialisme réactionnaire

A. Le socialisme féodal

La première forme de socialisme a été le socialisme féodal. Créé par des aristocrates, il s'oppose aux changements sociaux apportés par la bourgeoisie en expansion. Ainsi, au lieu de se concentrer sur leur propre sort, ces nobles ont clamé haut et fort les préoccupations de la classe ouvrière. Marx reproche toutefois à ces socialistes féodaux de ne pas prendre en compte le fait que, lorsqu’ils ont pris le pouvoir, ils ont eux-mêmes exploité la classe laborieuse. Plus important encore, ils n’ont pas pris conscience du progrès historique et ne se sont pas rendus compte que la bourgeoisie était leur propre progéniture, au même titre que le prolétariat est né de la bourgeoisie. Leur préoccupation première était de rétablir l’ancien ordre féodal, et ils s’opposaient à la bourgeoisie et au prolétariat dans la mesure où chacun menaçait à sa manière de détruire les systèmes sociaux antérieurs. Marx compare également le socialisme féodal à son homologue chrétien, en affirmant que " le socialisme chrétien n’est que l’eau bénite avec laquelle le prêtre consacre les ardeurs de l’aristocrate " (108).

B. Le socialisme petit-bourgeois

Comme Marx le note dans les chapitres précédents, la domination bourgeoise divise de plus en plus la société en deux classes antagonistes, la bourgeoisie et le prolétariat. Mais il existe une troisième classe qui fluctue constamment entre les deux pôles opposés : la petite bourgeoisie. Selon Marx, à mesure que la société s’urbanise et vient à dépendre de la production industrielle, cette troisième classe se rapproche davantage du prolétariat. Le socialisme petit-bourgeois est né de cette classe; lui et le prolétariat ont un ennemi commun, la bourgeoisie. Marx attribue à cette école du socialisme le fait d'analyser “ avec beaucoup de sagacité les contradictions inhérentes au régime de la production moderne ", mais finit par lui reprocher de vouloir rétablir les anciennes structures sociales. Ces socialistes-là ne voient pas que la réponse à l’exploitation bourgeoise est la transformation du prolétariat en classe révolutionnaire plutôt que son renvoi à la campagne pour permettre le renouveau d'un féodalisme déchu.

C. Le socialisme allemand ou socialisme " véritable ":

Le socialisme allemand a été une réponse à la littérature socialiste française. Ces premiers socialistes, cependant, n’ont pas pris en compte le fait que les idées françaises sont nées d’un environnement social qui n’existait pas encore en Allemagne. Contrairement à la bourgeoisie française, la bourgeoisie allemande avait à peine commencé sa lutte contre l’État féodal et il n’y avait pas de classe de prolétaires. Comme le socialisme manquait d’application pratique en Allemagne, les penseurs allemands ont universalisé les idées françaises, les élevant au statut de lois immuables de la Raison humaine, ce qui leur a permis de transcender les préoccupations étroites d’une classe particulière. Ceux qui ont défendu ces idées dans le domaine politique ont hélas omis qu’elles s'étaient développées dans une société différente de la leur ; de cette valorisation prématurée des valeurs socialistes, a résulté un durcissement de la résistance aristocratique contre l'ascension de la bourgeoisie. Cela a été la cause, selon Marx, du ralentissement du progrès de l’industrialisation en Allemagne comparativement à celui de la France. Alors que la rhétorique politique de ce mouvement lui a valu de nombreux admirateurs, ses lacunes au niveau de la conscience de classe et son opposition à une révolution violente l'ont affaibli et condamné à l'inefficacité.

II. Le socialisme conservateur ou bourgeois

C’est la forme de socialisme pratiquée par les fractions de la bourgeoisie qui souhaitent réformer leur classe plutôt que de la détruire. Ses partisans veulent profiter des développements sociaux permis par la suprématie économique et politique de leur classe mais ils ne veulent pas accepter les conséquences nécessaires et inévitables de ce développement, un prolétariat en souffrance qui devient peu à peu révolutionnaire. Ils cherchent l’harmonie sociale et refusent de tirer la conclusion que l’exploitation des masses ne pourra prendre fin qu'avec la destruction de la société telle qu'ils la connaissent. Résultat : ils prolongent simplement la misère du prolétariat et s’opposent au progrès historique.

III. Le socialisme et le communisme critico-utopiques

Les premiers grands intellectuels socialistes et communistes (Saint-Simon, Fourier, Owen, etc.) sont apparus très tôt dans l’ère bourgeoise. Ils n’ont pas encore pris conscience du caractère révolutionnaire du prolétariat qui permettra un mouvement historique. Pour eux, le prolétariat n’est que le lieu de la misère sociale, c’est la classe qui a besoin d’aide. Leur principale préoccupation est le bien-être de la société dans son ensemble et ils adressent leurs demandes à ceux qui, selon eux, pourraient apporter des changements, c'est à dire ceux qui sont déjà au pouvoir. Pour ces penseurs, le changement devait se produire de manière pacifique, du haut vers le bas, plutôt que de manière violente par la base. Leurs capacités critiques se sont cependant étendues à toutes les couches de la société et ont aidé les classes populaires à se concentrer sur leur propre lutte. Les visions de la société qu’ils proposent, en revanche, sont utopiques et irréalistes. A mesure que l’antagonisme de classe se renforce, leurs suggestions deviennent de plus en plus farfelues et de moins en moins sources d’inspiration. Ils veulent notamment abolir les conflits de classe sans abolir les conditions de l'existence de ces mêmes classes. Au moment de la Révolution, ils résistent même à l’émancipation inévitable des masses exploitées en faveur desquelles ils militaient pourtant à l’origine.

Analyse

Marx développe trois critiques majeures contre les pensées socialistes rivales de la sienne. Premièrement, les penseurs socialistes qui l'ont précédé ont utilisé la misère actuelle de la classe ouvrière comme un prétexte pour restaurer les anciennes méthodes d’organisation sociale; autrement dit, leur pensée est tournée vers le passé plutôt que vers l’avenir. Notons que Marx pense que reculer n’est pas seulement imprudent : il considère que c’est en réalité impossible. L’histoire n'avance que dans une seule direction et une fois advenues les conditions matérielles et économiques d’une certaine époque historique, on ne peut revenir ni aux modes de production antérieurs, ni aux modes d’existence sociale révolus. Selon Marx, les conditions économiques déterminent tous les autres aspects de la société, et il est donc impossible de les cloisonner sur le long terme.

Il est important de reconnaître que cette critique est assez contestable. Bien que nous soyons souvent séduits par l’idée que l’avenir est forcément meilleur, il est impératif de fournir une base théorique qui étaie cet argument afin d’éviter de prôner le changement pour le changement. Marx fournit à cet aspect du problème une justification que nous avons évaluée plus loin. Sans elle, il nous resterait à trancher l'alternative suivante : les problèmes du présent peuvent être résolus soit en consultant la sagesse des anciens, soit en forgeant un avenir nouveau et unique. Aussi, paradoxalement, l’analyse de Marx sur la relation entre l’économie et la culture peut apporter des arguments à certains mouvements réactionnaires, en leur donnant une bonne raison d’empêcher l’utilisation de nouvelles technologies dans ce sens où elles finiraient inévitablement par transformer l'idéologie sociale qu'ils véhiculent. Les révolutions islamiques dans l’histoire récente constituent un bon exemple de mouvements révolutionnaire remettant pourtant en cause l'objectif progressiste de Marx.

La deuxième critique de Marx est que, si beaucoup de ses contemporains attendent avec impatience une nouvelle société, ils sont incapables d’apprécier à quel point le changement est nécessaire. Ces personnes nourrissent toutes une réticence envers l'utilisation de violence comme méthode du changement social. Elles sont persuadées que des réformes lentes et régulières sont le meilleur moyen de remédier aux angoisses du prolétariat, ou au contraire qu’une rupture plus rapide et plus radicale avec le passé est nécessaire. Dans les deux cas cependant, ces personnes veulent, une fois encore, supprimer l’aspect révolutionnaire du prolétariat. Pour Marx, une telle position défie l’inévitable. Ce n’est que par le sang que le monde sera purifié.

Marx ne justifie nulle part son affirmation selon laquelle la révolution prolétarienne doit être violente et cela pose problème. Si les effroyables conditions sociales qui existaient à l’époque de Marx pouvaient le conduire à conclure que la classe ouvrière ne sera pas satisfaite tant qu’elle n’aura pas goûté au sang de ses oppresseurs, il a besoin d’une base plus solide s’il veut soutenir l'idée du caractère inévitable de ce bain de sang. Peut-être tire-t-il ses conclusions de la prise du pouvoir par la bourgeoisie, parfaitement illustrée par la Révolution française. On peut se demander si cela est réellement la meilleure interprétation de la Révolution française. De plus, il semble que la méthode scientifique de Marx manque ici de rigueur, dans la mesure où les prévisions de l’auteur sont fondées sur un seul et unique événement passé. Dans les faits, il semble que la transition du pouvoir de l’aristocratie vers la bourgeoisie se soit produite, en Angleterre et en Allemagne par exemple, sans de telles effusions de sang. Dans ce cas comme dans d’autres, l'interprétation par Marx des faits empiriques est fortement influencée par sa méthodologie philosophique, la méthode dialectique. La dialectique exige le conflit afin de résoudre la contradiction des éléments opposés en la dépassant. Que Marx ait interprété cela comme un élément nécessaire à la révolution n’est pas surprenant étant donné l’époque à laquelle il a vécu, mais cela biaise probablement son analyse.

Enfin et c'est la troisième critique, Marx pense que les autres formes de socialisme n’ont pas conscience de l’importance du principe de classe dans le conflit. C’est le problème du socialisme philosophique qui accorde tant d’importance au principe de liberté qu’il perd en pertinence au niveau pratique. Il en va de même pour le socialisme bourgeois qui réclame le pouvoir au nom des classes inférieures. Le premier nie totalement la signification du concept de classe, tandis que le second ne réalise pas que la classe opprimée ne doit pas être libérée par une bourgeoise bienveillante mais doit s'émanciper par elle-même. Le prolétariat doit développer une conscience de classe pour s’unir et renverser ses oppresseurs. Ceux qui nient ce caractère de classe font obstacle au développement de cette conscience et perpétuent ainsi l’asservissement des masses.

Encore une fois, Marx ne fournit aucune justification à cette idée que le changement doit venir d’en bas, en dehors de sa théorie du progrès historique. Cependant, de telles réformes semblent avoir réussi à améliorer la condition des travailleurs. Bien qu’il y ait encore des souffrances considérables dans le monde, il serait difficile d’en attribuer entièrement la faute au développement économique. On pourrait avancer, par exemple, que la plupart des problèmes du tiers-monde sont, au contraire, dus au manque de développement économique. Par ailleurs, dans le monde dit “ développé ” d'aujourd'hui, la classe prolétaire comme Marx l'a définie semble beaucoup plus limitée: en effet, la classe moyenne a continué de croître, tandis qu'on constate une diminution de la classe inférieure en termes de pourcentage de la population. Même en s’unissant, le prolétariat aujourd’hui ne posséderait peut être plus la force destructrice que Marx supputait. En revanche, on peut défendre l’idée selon laquelle le prolétariat a changé de forme (qu'on pense au salariat) et que les idées de Marx demanderaient donc une réanalyse plus contemporaine afin de pouvoir s’appliquer aujourd’hui comme le fait le sociologue Bernard Friot. En tout cas, il est difficile de soutenir que la révolution du prolétariat est inévitable 150 ans après la prédiction de Marx, en tout cas pas sous la forme exacte qu'il prévoyait.

Dans la liste de ses rivaux contemporains, Marx omet un groupe important : les anarchistes. Les partisans du penseur social russe Mikhaïl Bakounine étaient très actifs dans les mouvements révolutionnaires du milieu du XIXe siècle. Marx ne les inclut pas dans sa liste parce qu’ils ne sont ni socialistes ni communistes. Il semble pourtant pertinent de les évoquer ici pour attirer l'attention sur un aspect potentiellement problématique de la vision de Marx : le rôle du gouvernement dans la réalisation du changement social. Comme leur nom le suggère, les anarchistes désirent la destruction totale du pouvoir ; ils défendent l’idée qu'une dictature du prolétariat ne vaut pas mieux que le comité exécutif de la bourgeoisie. Tout gouvernement entrave les humains, ce qui va à l'encontre de leur nature, et crée les conditions pour toutes sortes d’inégalités. Si les gens étaient laissés à eux-mêmes, la bonté naturelle de la nature humaine régnerait et le gouvernement deviendrait obsolète.

Cette objection majeure soulève une question essentielle : pourquoi le gouvernement est-il, selon Marx, le meilleur agent pour faire progresser la société ? Les anarchistes ne sont pas les seuls à poser cette question; les libertaires la posent aussi. Un marxiste pourrait leur répondre ainsi : tout d’abord, l’Etat disparaîtra après que le prolétariat aura réussi à transformer entièrement la société. Il est là pour faciliter la transition d’une société de consommation vers une société de maîtrise de soi, et non pour se perpétuer indéfiniment. Cette étape est nécessaire pour habituer le peuple à un nouveau type de société, pour le purger de ses anciennes illusions bourgeoises et créer un nouveau type de citoyen socialiste. Ensuite, Marx pense que laisser le peuple à lui-même, sans une quelconque forme de contrôle, comme l'anarchisme l’aurait fait, conduirait à un chaos ego-centrique, une guerre hobbesienne de “ tous contre tous “. Comment pourrait-on s’attendre à ce que le peuple agisse autrement après avoir été élevé dans une culture bourgeoise égoïste et compétitive ? Le gouvernement doit contrôler la société jusqu’à ce que le peuple soit prêt à se contrôler lui-même.

Cette dernière conception de la nature humaine s’oppose diamétralement à la vision très optimiste et positive des anarchistes, cette dernière paraît d'ailleurs souvent irréaliste à beaucoup d'observateurs. Certains disent la même chose du marxisme, mais nous en avons déjà discuté. La justification de Marx quant au rôle indispensable du gouvernement ne répond néanmoins pas aux libertaires qui accuseraient le philosophe allemand de paternalisme et de viol du droit à décider de son propre destin sans coercition gouvernementale. Marx répondrait sûrement qu’il est naïf de penser que les gens contrôlent leur propre destin. La liberté bourgeoise n’est pas la liberté ; l’économie a une trajectoire déjà dessinée. Éliminer l’intervention gouvernementale, ou ce qui en est visible, n’élimine pas complètement l’influence de la société. Celle-ci est omniprésente ; les communistes ne font que l’utiliser à bon escient pour éliminer les conditions de l’oppression. À cela, les libertaires pourraient répondre que si le pouvoir social est omniprésent, cela ne signifie pas pour autant que nous devrions permettre l’intervention du gouvernement; nous devrions plutôt travailler à minimiser la coercition sociale, même la plus subtile. Le peuple a le droit de ne pas être utilisé à des fins sociales sans son consentement, même au nom du soi-disant “ bien commun “. Même si nous sommes d’accord avec la société idéale de Marx, il est important qu’elle se mette en place d’elle-même. Bien que la création forcée de cette société puisse profiter aux générations futures, elle ne profite pas à ceux qui doivent subir une perte d’autonomie pour y parvenir. Marx ne consolide pas suffisamment son argument en faveur d’une gouvernement paternaliste. Ce débat se poursuit aujourd’hui et sous-tend une grande partie de la critique contre les partis politiques de gauche contemporains, dont certaines des idées sont basées sur les analyses de Marx.