Le Manifeste du parti communiste

Le Manifeste du parti communiste Résumé et Analyse

Chapitre II : Prolétaires et communistes

Marx commence ce chapitre en déclarant que les communistes n’ont pas d’intérêts en dehors de ceux de la classe ouvrière. Les communistes se distinguent des autres partis socialistes en se concentrant uniquement sur les intérêts communs de tous les travailleurs et non sur les intérêts d’un seul mouvement national. Ils prennent en compte les forces historiques qui posent des contraintes sur le progrès de leur classe et aident le prolétariat à accomplir son destin. Comme le dit Marx, " le but immédiat des communistes est le même que celui de tous les autres partis prolétaires : la formation du prolétariat en tant que classe politique, le renversement de la suprématie bourgeoise, et la conquête du pouvoir politique par le prolétariat " (p.95).

Marx répond ensuite à un certain nombre de critiques venant d’un interlocuteur bourgeois imaginaire. Ce dernier estime qu’en voulant abolir la propriété privée, le communiste détruit " toute liberté, activité et indépendance personnelle " (p.96). Marx répond en disant que le travail salarié ne crée pas de propriété réelle pour l’ouvrier. Elle ne fait que valoriser du capital, une propriété qui ne fait qu’augmenter l’exploitation du travailleur. Cette dernière est basée sur l’antagonisme des classes. Après avoir lié la propriété privée à l’antagonisme de classe, Marx explore ces deux termes antinomiques: le travail et le capital.

Premièrement, Marx note que le capital est un produit social, c’est-à-dire qu’il n’existe que dans un système social. Résultat, le capital n’est pas une puissance personnelle, mais une puissance sociale. Rendre la propriété publique alors, comme le veut le communiste, ce n’est pas changer le privé en social, c’est seulement modifier son caractère social déjà inhérent.

Revenant à la condition de l’ouvrier salarié, Marx soutient que " le prix moyen du travail salarié, c’est le salaire minimum, c’est-à-dire la somme des moyens de subsistance nécessaire pour maintenir en vie l’ouvrier en tant qu'ouvrier " (p.97). Le prolétariat dépend donc absolument du capitaliste pour sa survie. Il n’acquiert pas de biens parce que son salaire doit être immédiatement consacré à sa propre subsistance. Les communistes veulent s’assurer que l’ouvrier existe pour une autre raison que la simple augmentation du capital bourgeois. Selon eux, le travail doit avoir d'autres fins que l’accumulation de richesses pour le capitaliste. Au contraire, le capital, ou la propriété en général, devrait être orienté vers l’enrichissement de la vie de l’ouvrier.

L’abolition de la propriété privée signifie donc seulement l’abolition de la propriété bourgeoise. La liberté que les bourgeois croient être garantie par l’existence de la propriété privée est une liberté très étroite, et n’est accessible qu’à une infime partie de la population. De plus, cette forme de propriété dépend d’une distribution fondamentalement inégale. Le but ultime, comme le dit Marx, est que " Le communisme n’enlève à personne le pouvoir de s’approprier des produits sociaux; il n’ôte que le pouvoir d’asservir le travail d’autrui à l’aide de cette appropriation " (p.99).

Marx répond aussi à la critique selon laquelle une société communiste favoriserait la paresse générale. Pour Marx, cet argument est risible étant donné que dans la société bourgeoise, ceux qui travaillent n’acquièrent rien tandis que ceux qui acquièrent des choses ne travaillent pas. En fin de compte, la force de cette accusation, comme toutes ces autres accusations, s’appuie sur les bases du système bourgeois de la propriété. Comme dit Marx, “ Mais inutile de nous chercher querelle, si c'est pour appliquer à l'abolition de la propriété bourgeoise l'étalon de vos notions bourgeoises de liberté, de culture, de droit, etc. Vos idées résultent elles-mêmes du régime bourgeois de production et de propriété… " (p.100). Il accuse la bourgeoisie d’élever au rang de vérités immuables des valeurs qui sont en réalité contingentes. C’est la prétention égoïste qui rend la bourgeoisie aveugle à la réalité du progrès historique que Marx cherche ici à élucider.

Par ailleurs, les communistes sont également accusés de vouloir détruire la famille. A cela Marx plaide coupable, réitérant son argument que l’objet de la destruction est l’exemple bourgeois. Pour le capitaliste, le conjoint et les enfants ne sont que des instruments de production, comme les machines de son usine. En outre, l’éducation, pour le capitaliste, n’est qu’un outil de subordination. Une société communiste modifierait ces relations, se servant du système éducatif pour mettre fin à l’exploitation des femmes, des enfants et de la classe ouvrière. Ceci représente une destruction consciente de la société, un nettoyage par le vide de l’ancien système pour préparer l'avènement d’un nouveau monde.

Quant à l’insinuation que les communistes souhaitent abolir les pays, Marx répond que ce processus se produit déjà en raison des efforts bourgeois pour étendre le libre-échange. Cette mondialisation se poursuivra à mesure que la conscience de classe se développera à travers le prolétariat de toutes les nations. Marx va même jusqu’à prédire que l’antagonisme entre les nations disparaîtra à mesure que les antagonismes de classe disparaîtront. La classe définit beaucoup plus que la nationalité.Alors que Marx reconnaît que la révolution sera différente dans chaque pays, il inclut un aperçu de son cours probable dans les nations capitalistes avancées : (selon Marx, p.104)

- Expropriation de la propriété foncière et affectation de la rente foncière aux dépenses de l'Etat.

- Impôt fortement progressif.

- Abolition de l'héritage. Confiscation des biens de tous les émigrés et rebelles.Centralisation du crédit entre les mains de l'Etat, au moyen d'une banque nationale, dont le capital appartiendra à l'Etat et qui jouira d'un monopole exclusif.

- Centralisation entre les mains de l'Etat de tous les moyens de transport.Multiplication des manufactures nationales et des instruments de production; défrichement des terrains incultes et amélioration des terres cultivées, d'après un plan d'ensemble.Travail obligatoire pour tous; organisation d'armées industrielles, particulièrement pour l'agriculture.Combinaison du travail agricole et du travail industriel; mesures tendant à faire graduellement disparaître la distinction entre la ville et la campagne.

- Éducation publique et gratuite de tous les enfants. Abolition du travail des enfants dans les fabriques tel qu'il est pratiqué aujourd'hui. Combinaison de l'éducation avec la production matérielle, etc.

Marx conclut le chapitre en répétant qu’une fois que le prolétariat aura atteint le pouvoir politique, le résultat final sera une société sans classes. L'abolition des modes de production bourgeois porte atteinte à l'existence continue des antagonismes de classe, et sans antagonisme de classe, le prolétariat perdra son caractère de classe. Marx clôt le chapitre avec la célèbre citation, " à la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classe, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous " (p.105).

Analyse :

Les thèses les plus importantes avancées dans cette section concernent la réponse de Marx aux critiques bourgeoises du communisme. La première et plus importante accusation que Marx réfute concerne l’abolition de la propriété privée qui, d’après l’interlocuteur imaginaire de Marx, détruit le " fondement de toute liberté, activité et indépendance personnelle " (p.96). À cela, Marx répond que le système bourgeois basé sur la propriété ne fournit, en réalité, aucune propriété à l’ouvrier. Il est difficile de voir en quoi c’est une réponse directe à la critique de base, car on pourrait suggérer que les ouvriers soient davantage rémunérés pour leur travail. L’inégalité dans la distribution ne signifie pas, en tant que telle, que la propriété privée doit être abolie.

La force réelle de l’argument de Marx repose sur son hypothèse que la condition nécessaire de l’existence de la propriété bourgeoise est la " non-existence de toute propriété pour l’immense majorité de la société " (p.98). Nulle part dans le Manifeste, Marx ne justifie cette affirmation. La question se pose alors: comment justifier cette affirmation? En bref, il y a deux façons : a priori et a posteriori, c’est-à-dire un jugement soit dépendant, soit indépendant, de l’expérience. Marx semble véritablement en conflit quant au genre de jugement qu’il veut porter. Il prétend que sa théorie de l’histoire est basée sur des preuves empiriques, mais le corpus des observations auxquelles il se réfère est très limité. De plus, la multitude de variables présentes dans tout système social rend une étude des relations de cause à effet très difficile. La volonté de Marx de proclamer avec assurance un résultat historique certain indique qu’il y a un jugement a priori qui contredit les prétentions scientifiques de Marx.

La nécessité dans le programme politique de Marx semble être assurée par la méthode dialectique qu’il utilise, c’est-à-dire sa conviction que les germes de la ruine d’une classe résident dans ses contradictions inhérentes, contradictions nécessaires à son identité de classe. Les bourgeois échoueront parce qu’ils doivent créer une classe exploitée, le prolétariat, lui, doit se rebeller et les détruire. Rappelez-vous la nature problématique du libre-arbitre chez Marx. Les gens sont définis par leur classe et donc leurs actions sont simplement la réalisation de leur destin de classe. Alors que Marx peut utiliser des preuves historiques pour justifier ses analyses économiques, la force réelle de son programme, la supposée nécessité, est finalement justifiée par ses hypothèses philosophiques (méthodologiques).

Bien que les preuves ne justifient pas pleinement la force prédictive de la théorie de Marx, elles peuvent au contraire permettre de la réfuter. Marx pourrait argumenter sur la nécessité de n’importe quelle question, mais si celle-ci ne se produit pas comme il l’annonce, alors sa théorie sera invalidée quoi qu’il dise. Voyons donc si sa thèse selon laquelle le capitalisme ne peut exister que tant que les travailleurs n’accumulent pas de biens correspond aux observations économiques. Si nous prenons notre condition contemporaine comme exemple, nous constatons au moins trois déviations pertinentes par rapport à une vision marxiste orthodoxe : 1) La première concerne le rôle du gouvernement dans l’économie. Marx croyait que le gouvernement devait mener une politique soit de laisser-faire, soit de contrôle total de l’économie. Cependant, nous avons vu que le gouvernement peut intervenir dans l’économie et qu’il est intervenu dans l’intérêt des travailleurs et des entreprises. Le gouvernement a mis en place un salaire minimum pour maintenir les travailleurs au-dessus du seuil de pauvreté, créé une aide sociale et des indemnités de chômage pour les travailleurs en difficulté. Il a aussi institué un code du travail pour protéger le bien-être des travailleurs sur le lieu de travail. Et bien qu’il y ait encore un débat sur la nature idéale de ces interventions, il ne fait aucun doute qu’elles ont fait progresser le développement économique à long terme en créant et en maintenant une main-d’œuvre sûre et saine, une main-d’œuvre sans laquelle les entreprises ne pourraient pas se développer. Cela est d’autant plus vrai que les exigences physiques du travail ont considérablement diminué depuis l’époque de Marx. Ces changements se sont produits sans une socialisation à grande échelle de l’économie. Améliorer le sort des travailleurs en leur permettant d’acquérir des biens n’a donc pas détruit le capitalisme. 2) En période de succès économique, le marché du travail se resserre, et les travailleurs sont souvent en mesure de choisir parmi de nombreux employeurs. S’ils n’aiment pas les conditions d’emploi offertes par un employeur, ils sont libres de chercher un emploi ailleurs. Bien que cela n’élimine pas la possibilité de conditions condamnables dans toutes les industries, cela signifie néanmoins que le travailleur a plus de pouvoir que ce que Marx lui concédait. En fait, contrairement à ce que prétendait Marx, certaines industries, comme les usines Ford dans les années 30, ont choisi de mieux rémunérer le travail pour augmenter le pouvoir d’achat de leurs employés afin de se créer une clientèle parmi eux. En revanche, la mondialisation a mis les travailleurs du monde entier en concurrence, entraînant une baisse générale des salaires. 3) Marx a supposé que l’impérialisme était la seule façon pour les capitalistes d’élargir leurs marchés. C’est ainsi qu’à la fin du 19ème, les empires coloniaux ont procédé. Une autre alternative existe pourtant: une économie avec des travailleurs bien rémunérés crée un marché potentiel pour ses biens au sein de ses travailleurs. Bien que cela puisse réduire les marges bénéficiaires dans l’immédiat, cela fournit un marché fiable et durable pour l’avenir avec une main-d’œuvre désireuse de travailler pour accroître sa capacité à consommer. En effet, aujourd'hui, beaucoup de ces travailleurs possèdent des actions dans l’entreprise de leur employeur ou dans un autre fonds d’investissement, ce qui en fait des copropriétaires de l’entreprise. Cette distinction entre propriété et contrôle s’oppose l’analyse de Marx.

L’affirmation de Marx selon laquelle le capital relève du social est intéressante, même s’il n’en a pas apporté la preuve. Le capital est en effet social au sens où il repose sur un ensemble complexe de conventions sociales. Cependant, si c’est tout ce que dit Marx, il ne semble pas que le besoin capitaliste s’y oppose. En réalité, Marx semble s’opposer à l’idée que la propriété privée précède la société et que protéger le droit au contrat, c’est protéger un droit présocial. Bien que Marx puisse avoir raison de critiquer ce point de vue basé sur la philosophie de Locke, cela ne signifie pas que le fondement social du capital le rapproche doive se confondre avec une pleine socialisation sinon d’un point de vue lockéen. Le droit de posséder des biens peut être un droit expressément social, une extension du droit de chacun à déterminer son propre destin au coeur de la société. Maintenant, le marxiste aurait beaucoup à dire à ce sujet, mais à ce stade de notre développement, il suffit de montrer que l’abolition de la propriété privée constitue un changement radical, quelle que soit la nature exacte de la richesse, sociale ou non.

La proposition selon laquelle le travail devrait être orienté vers l’amélioration des conditions de vie de l'ouvrier plutôt que vers l’accumulation du capital est plus importante que ce que ne l’indique Marx ici. En effet, elle semble exprimer l’intérêt de Marx pour l’économie, une question qui transcende les problèmes de sa méthodologie dialectique. Il y a deux niveaux pour comprendre cette amélioration. Tout d’abord, cela peut signifier que l’ouvrier doit pouvoir se constituer son propre capital, c’est-à-dire que son salaire doit lui permettre plus que sa simple survie. Comme nous l’avons vu, le développement ultérieur du capitalisme pourrait résoudre ce problème. Marx, cependant, fait une critique plus radicale, qui reste pertinente dans une société où les travailleurs accumulent leur propre capital. Bien que Marx ne le dise pas explicitement dans le Manifeste, je crois qu’il cherche en fait à dénoncer toute économie capitaliste ou même monétaire.

Le problème fondamental de Marx avec le capitalisme est moral. Il croit qu’un système d’échange fondé sur l’argent nous amène à considérer nos semblables comme des choses de valeur et non comme des êtres moraux. En tant qu’êtres humains, nous sommes définis par ce que nous faisons dans et de notre vie, par la façon dont nous travaillons et par ce que nous produisons. Lorsque l’objet du travail nous est enlevé et que nous recevons de l’argent pour nos efforts, nous perdons une partie de nous-mêmes ; nous devenons, selon l’expression de Marx, aliénés de notre travail. Cela mine notre unité en tant qu’êtres humains et nous rend esclaves du monde extérieur. Mais ici n’est pas le lieu pour une discussion complète sur la théorie de l’aliénation selon Marx. (Voir les Manuscrits de 1884 où Marx développe ces questions de manière plus intéressante). Il est important de noter, cependant, que cette théorie sous-tend tout ce qui est dit dans le Manifeste et doit être évaluée indépendamment pour rendre justice à la complexité des théories de Marx.

La façon dont Marx traite l'argument du risque de paresse est plus intéressante que ne l’indique sa réponse désinvolte au problème du passager clandestin. Si ce que l’on reçoit ne dépend pas directement de son travail, alors il y a une incitation apparente à ne rien faire. C’est une critique courante des systèmes modernes de protection sociale, par exemple. Tout cela suppose, bien sûr, qu’il y a quelque chose de fondamentalement pénible dans le travail. Marx répondrait probablement que cette vision du travail est elle-même le produit du capitalisme et que le problème du passager clandestin s’estompera en même temps que les vestiges du capitalisme. Selon à la théorie de Marx à propos de l’aliénation, lorsque le travail deviendra enrichissant, les gens ne chercheront pas à l'éviter. En fin de compte, il est difficile d’évaluer la validité de cette affirmation puisqu’une société pareille n’a jamais existé. Il faudrait donc croire Marx sur parole.

Dans le même ordre d’idées, la paresse offre au contradicteur imaginaire de Marx un argument solide contre l’idée d’un monopole économique de l’État, qui réduirait l’incitation à innover. Cela réduirait le développement des biens et des technologies destinés à l’amélioration du bien-être de l’humanité. En outre, le manque d’innovation pourrait maintenir les coûts de production à un niveau inutilement élevé en ralentissant la création de moyens de production plus rentables. Mais parce que nous avons pu observer ces tendances à l'œuvre dans les économies capitalistes contemporaines, Marx pourrait répondre que l’idée que les humains sont motivés par la concurrence est elle-même un produit de la société bourgeoise, et nous ne pouvons pas supposer qu’elle tiendrait une fois cette société détruite. Encore une fois, c’est vrai, mais si nous appliquons la logique évolutive à notre psychologie, on pourrait affirmer que l’esprit de compétition est biologiquement inscrit dans notre humanité et que, bien la société puisse tenter d’en freiner la mise en application, elle persistera jusqu’à ce que notre être biologique soit modifié.

Par ailleurs, Marx a raison de déclarer que toute forme d’éducation sociale prépare à l’inclusion de chacun dans sa propre communauté. L’éducation bourgeoise moralisante vise à séparer le bien du mal. Et si cette dernière n’a peut-être pas le caractère politique explicite que le communisme propose, elle est néanmoins bien politique. Et elle doit l’être, sinon sur quelles bases résisterait-elle à l’alternative communiste ? Cela ne mettrait pas nécessairement en péril l’opposition bourgeoise, mais par contre cela l’obligerait à défendre ses valeurs contre la critique marxiste. L’éducation libérale n’a pas réussi à relever ce défi.

En ce qui concerne la mondialisation, il faut bien noter que, dans l’histoire récente, les syndicats ont été les grands opposants à la mondialisation. Les syndicalistes ne cherchent pas à renverser leurs employeurs ; ils veulent, avant tout, sécuriser l’emploi, puis ils veulent améliorer leurs conditions de travail, augmenter les salaires, obtenir des avantages... Marx répondrait que c’est seulement parce que les travailleurs n’ont pas développé une conscience de classe suffisante. Bien que cette dernière affirmation puisse être vraie, la certitude qu’a Marx de parler au nom du travailleur peut être mise en cause, lorsque les désirs réels du travailleur diffèrent de ceux que l’auteur lui prête.

Autre point de litige: le soutien que Marx apporte à l’internationalisation de la cause prolétarienne se trouve contredit par l’Histoire; dans les révolutions de 1848, le nationalisme était une force idéologique beaucoup plus puissante que le socialisme. En outre, ceux qui se sont révoltés pour des raisons économiques l’ont fait pour le droit au travail et non pour réformer tout le système économique.

Vers la fin de ce chapitre, Marx note un peu paradoxalement qu’une victoire prolétarienne conduira à une société sans classes. C’est parce qu’en détruisant les moyens de production bourgeoise, le prolétariat aura détruit les conditions de formation des classes. Mais pourquoi? Pourquoi la production bourgeoise est-elle nécessairement la cible de la révolution prolétarienne? J’en ai parlé dans l’analyse du chapitre 1, mais il vaut la peine de le répéter. L'accession du prolétariat au pouvoir diffère de l’ascension bourgeoise des siècles précédents, une différence essentielle parce que Marx affirme par ailleurs que les modèles d’ascendance de classe sont voués à répéter. Alors que les bourgeois étaient presque en pleine puissance économique au moment où ils ont pris le pouvoir politique, le prolétariat prendra le pouvoir politique avant qu’il ne s’empare du pouvoir économique en abolissant la propriété privée. On peut se demander comment Marx réussirait à répondre à cette rupture dans l’analogie , considérant que la seule preuve concrète que Marx cite d’une révolution de classe est la révolution bourgeoise. En contestant ainsi sa propre lecture historique, Marx semble saper ses prétentions à l’empirisme et à la méthode scientifique.

De plus, pourquoi l’économie devrait-elle être le seul facteur déterminant de la classe? Alors que l’économie peut sembler centrale à notre conscience de soi, il n’est pas du tout évident qu’un nivellement économique éradiquerait notre propension à l’antagonisme. Religion, ethnicité, race, genre, sexualité : ces distinctions sont au cœur de nombreux conflits dans le monde contemporain. Prétendre que tout cela peut être réduit à un conflit entre classes économiques ne rend pas compte de l’importance de ces caractéristiques dans nos vies.Marx clôt ce chapitre en faisant remarquer " [qu'] à la place de la vieille société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classe, nous aurons une association, dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous " (p.105). Maintenant, pour la bourgeoisie sociale-démocrate, une telle association est un noble objectif, même si elle n’est pas d’accord avec les méthodes communistes de sa réalisation. Cependant, cet objectif n’est pas valable pour certains. Friedrich Nietzsche est peut-être l’adversaire le plus célèbre de ce nivellement social. Pour Nietzsche, l’humanité se mesure par ses meilleurs exemples plutôt que par le bien-être moyen ou l’état de ses membres les plus médiocres. Une pensée que l’on peut résumer ainsi: si la grandeur ne peut être cultivée qu’au détriment de l’exploitation des masses, qu’il en soit ainsi. Une société égalitaire nous réduit au plus petit dénominateur commun et empêche la réalisation de l’excellence, qui, semble-t-il, repose sur la distinction. Alors que Marx rejetterait probablement cette valeur comme une valeur bourgeoise à éradiquer, il n’est pas inutile d’évaluer le coût d’une égalité véritable sur la qualité de notre civilisation.